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Maybe I should stick to Reading

13 décembre 2016

ARTIE & LEO - CHAPITRE 3

Le vaisseau de métal était petit en comparaison du navire anglais, mais tous les regards convergeaient vers lui, empreints d'une sorte de respect. Leonard avait du mal à détacher ses yeux de sa coque scintillante, maintenant qu'il était si proche d'eux. C'était un bâtiment étrange. Sa forme rappelait à Leonard celle d'une balle de pistolet en plomb. Il n'y avait pas de pont, comme s'il était destiné à être entièrement submergé.

La surface brillante et légèrement cuivrée ne semblait pas affectée par la rouille ; elle était si lisse qu'on aurait pu l'avoir fondue en une seule pièce. Ses flancs étaient percés d'ouvertures à intervalles réguliers.

Ces dernières ponctuaient la longueur du navire jusqu'à sa pointe, sur laquelle se dessinait une plus grande fenêtre. Le verre utilisé était presque opaque et rouge comme celui d'un vitrail d'église. Leonard constata que si la grande ouverture de la pointe était la seule façon d'avoir une vue large de l'horizon depuis l'intérieur, ce vaisseau ne devait pas être très pratique. On ne pouvait voir que dans une direction, ce qui voulait dire qu'il était impossible de vérifier à tout moment s'il y avait terre, navire ennemi, ou tempête au large.

Morgan était entouré de cinq soldats, ses éclaireurs, qui venaient de remonter à bord. Ils semblaient gelés, leurs vêtements étaient humides, mais ils étaient absolument radieux. Leonard se demandait comment ils avaient bien pu monter dans le mystérieux navire : il n'avait vu aucune entrée.

–  Alors, demanda Leonard avec curiosité. Vous êtes donc montés à bord ?

– Cela ne te regarde pas, répondit le capitaine sèchement. A défaut de subordination militaire, n'apprend-on donc pas la politesse aux jeunes mires ?

Les soldats, eux, semblaient impatients de pouvoir raconter leur expérience. Ils parlaient à voix basse avec animation. Leonard se résolut à tenir sa langue, bien qu'il commençât sincèrement à s'inquiéter de la raison pour laquelle il avait été convoqué.

–  Une troupe va être renvoyée à son bord. Dix hommes en tout, cette fois. Tu en feras partie, énonça finalement Morgan. 

–  A bord... de..., commença Leonard en ouvrant des yeux ronds. Mais pourquoi ?

–  Rappelle-toi. Politesse.

–  Avec tout votre respect, Capitaine, c'est impossible. Les marins à l'infirmerie...

  • – Y a-t-il eu un mort ?

– Non, Capitaine, mais c'est grâce à mon travail.

Bien, bien... C'est une bonne chose : cela prouve ta compétence. Maintenant, embarque avec ces hommes.

Je ne peux pas, j'ai promis de revenir, il pourrait y avoir un mort en mon abs-

–  Et bien, coupa Morgan en faisant un pas vers Leonard qui se força à ne pas reculer. Il y aura un mort. 

L'expression de Morgan était dure et sévère, ce n'était pas un homme qui avait pour habitude d'être contredit. La main posée sur la poignée du sabre à sa ceinture, il laissait peu d'ambiguïté quant à ce qu'il voulait vraiment dire par « il y aura un mort ».

 

*

 

L'entrée se situait à l'arrière, dans de culot de la balle de pistolet que Leonard s'était imaginée. Le vaisseau était ouvert sur une hauteur d'un homme au-dessus de l'eau, et au moins autant au-dessous. On pouvait donc y faire entrer une barque de la même façon que l'on entrerait une grotte immergée. L'intérieur était sombre, et Leonard entendit le nez de leur embarcation heurter la plate-forme avant de la voir.

Les soldats frémissants d'excitation sautèrent sur le sol métallique, l'un deux tirant le jeune médecin par le bras un peu plus fermement que nécessaire. Ils faisaient face à une porte. Les éclaireurs, forts de leur visite précédente, semblaient parfaitement savoir quoi faire. Deux d'entre eux glissèrent leurs mains dans la fente à gauche de la porte et tirèrent de toute leur force vers la droite. Le battant cuivré coulissa en grinçant et fut presque entièrement avalé par le mur. L'un des deux soldats ordonna, entre deux grognements :

–  La porte se referme toute seule, je pense qu'il y a comme un ressort. Passez vite. 

La petite troupe s'exécuta, et enfin ils étaient à l'intérieur.

– Ce n'est qu'une seule pièce, reprit le même soldat après avoir relâché la porte avec un soupir de soulagement. Nous n'avons pas pu accéder aux autres, toutes les portes sont verrouillées. Dans l'idéal, il faudrait que nous puissions atteindre la cale ou la timonerie. 

Leonard écoutait à peine. La pièce était presque vide, mais le peu qu'elle contenait était déjà à ses yeux absolument extraordinaire. Toute la structure était métallique, les murs, les poutres, le sol, le plafond. La salle était en forme de D. Le mur devant Leonard, formant un arc de cercle, comportait quatre portes comme celle qu'ils venaient de franchir. Les lieux étaient éclairés par des espèces de petites orbes luminescentes dispersées à intervalles réguliers sur le plafond. Leonard avait du mal à détacher ses yeux de ces lucioles de verre.

Dans le coin le plus à gauche de la pièce étaient empilées des boîtes de fer, jusqu'au plafond. Elle étaient suffisamment grandes pour y faire entrer un homme accroupi, et étaient parcourues de symboles gravés incompréhensibles. Les soldats n'avait pas réussi à les ouvrir ni même à les bouger. Quand Leonard s'en approcha, le chef de l'expédition l'arrêta brusquement en posant sa main sur son épaule.

Woolstone. Ecoute-moi.

Il était bien moins révérencieux qu'il ne l'avait été à bord de leur navire. L'air presque inquiet, il ne cessait de passer la main dans sa barbe, en prenant soin de ne pas croiser le regard de Leonard. Ce dernier, quoique mal à l'aise, était désireux de connaître la raison de sa présence sur le mystérieux bâtiment de métal.

Il faut que nous puissions voir ce que ce navire a à offrir. Hélas, il semble impossible de comprendre ou de forcer ses mécanismes. La façon la plus rapide d'obtenir ce que nous voulons serait d'avoir un membre de son équipage à questionner.

Leonard oublia de respirer pendant une seconde en réalisant où le soldat voulait en venir.

– Il y a, derrière ces caisses, un homme inconscient. Le capitaine a ordonné que tu le soignes pour que nous le forc-... pour que nous lui parlions afin d'en apprendre plus. Nous pensions qu'il était mort mais il semble respirer... 

Il termina ses explications en flanquant dans les bras de Leonard ce qu'il reconnut comme étant son sac de cuir, dans lequel avaient apparemment été fourrés ses outils médicaux. Le soldat fit ensuite un pas en arrière, invitant le médecin à découvrir de lui-même son patient.

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29 novembre 2016

ARTIE & LEO - CHAPITRE 2

 


Leonard escalada les escaliers au pas de course, en quête de la silhouette de Morgan. Il n'eut pas à marcher longtemps : le capitaine était sur le pont, au point le plus élevé, et déjà entouré de plusieurs personnes. De façon peu cérémonieuse, le jeune médecin termina son ascension et se glissa au milieu du groupe avant d'interpeller d'une voix forte :

– Capitaine ! 

Tout le monde se tourna vers lui, excepté l'intéressé, qui resta l’œil collé à une longue-vue qu'on venait apparemment de lui tendre. Les regards étaient réprobateurs, mais les marins restèrent étonnamment silencieux, comme s'ils ne voulaient pas gêner la concentration du capitaine.

– C'est important, écoutez, je sais que nous sommes immobilisés, mais il faut absolument que nous trouvions un moyen de sortir de ce brouillard ! Je viens de... 

Le capitaine éclata de rire, interrompant l'explication de Leonard. Il rendit la longue-vue à son propriétaire, un marin qui semblait extrêmement fier de lui. Le sourire du capitaine, dans cette atmosphère froide et embrumée, était à glacer le sang. Le groupe était anormalement resserré, afin que tous puissent se voir, faisant fi des grades de chacun. En cet instant, l'équipage ne ressemblait plus à un régiment de l'armée s'écrasant devant les gallons du corsaire royal. Sur le visage de Morgan, on pouvait lire l'avidité du pirate.

– C'est bien un navire à la dérive, de cent pieds plus petit que le notre. Je ne compte aucun mât, une tempête les aura arrachés. Mais de ce qu'on peut en voir dans la brume, il est magnifique. C'est comme s'il était entièrement fait de métal... Entièrement fait d'or, même. 

Instinctivement, tous les marins, même Leonard, se mirent à chercher le navire des yeux. Certains commencèrent à pointer du doigt une ombre vague qui pouvait ressembler, avec beaucoup d'imagination, à la silhouette d'un vaisseau. Sans la longue-vue, privilège du capitaine, c'était difficilement avéré. Mais déjà les murmures s'amplifiaient, parlant de trésor, de navire d'or, de malédiction, de bénédiction, de tromperie et d'esprits.

Enfin, un maigre rayon de soleil perça la brume et toucha l'objet mystérieux, et le reflet du métal parvint à leurs yeux, arrachant à l'assemblée un « oh » de surprise.

– Silence ! s'exclama Morgan d'une voix forte et autoritaire qui fit adopter instinctivement une position de garde-à-vous à presque tout l'équipage. Regagnez vos divisions. Des hommes aux rames. Nous sommes proches, cela devrait suffire pour l'atteindre. 

En un instant les marins se mirent au travail. Ils ne laissèrent derrière eux plus que Leonard, le capitaine et une flopée de hauts-gradés déjà déterminés à savoir si une part du butin suffisamment conséquente leur serait attribuée. Leonard en profita pour se répéter.

– Capitaine. Plusieurs soldats sont à l'infirmerie. Cette brume semble dangereuse pour les poumons, un des hommes a même perdu connaissance. Je crains que si nous ne nous éloignons pas au plus vite de cet endroit, la situation ne s'aggrave.

Les hommes qui l'entendirent semblèrent inquiets, mais Morgan se contenta de prendre une large bouffée d'air.

– Je n'ai aucun mal à respirer. Il est de notre devoir d'enquêter sur ce navire, puisque dans toute l'étendue de l'océan il a fallu qu'il croise notre chemin. C'est une volonté de Dieu Lui-même et cela apportera honneur à la couronne britannique.

Leonard se retint de lever les yeux au ciel en l'entendant s'exprimer avec tant de conviction alors qu'il n'était ni religieux, ni intéressé en l'honneur de qui que ce soit ; si ce n'était du sien.

– Va voir si tu peux les guérir, ajouta le capitaine, avant de prendre un air menaçant. Et gare à toi si tu partages tes doutes avec le reste de l'équipage. Tu n'auras pas de seconde chance. »

 

*

 

Leonard posa sa main sur la bouche de Travis, s'assurant pour une énième fois qu'il pouvait encore sentir son souffle. Il régnait un silence pesant dans la pièce éclairée d'une bougie dont la flamme elle-même semblait peiner à respirer. La mystérieuse brume s'était glissée jusque dans les entrailles du navire, infiltrant les pores de sa coque en bois.

Des dix lits grinçants que comportait la pièce, sept étaient occupés par des marins dans des états plus ou moins critiques, Travis étant le seul ayant perdu conscience. Les hommes, épuisés, se parlaient de temps à autre à voix basse. Leonard leur avait ordonné de faire attention de rester éveillés, conscient qu'ils pourraient s'arrêter de respirer s'ils s'endormaient.

Leonard se leva pour allumer un réchaud sur lequel il déposa de l'eau. De longues minutes s'écoulèrent avant qu'elle ne commence enfin à frémir. Le jeune médecin prépara des chiffons imbibés d'eau chaude. Il en déposa un sur la poitrine de Travis et en distribua aux autres, qui hochèrent la tête en remerciement. Après quelques instant, il leur demanda d'une voix claire, dans l'espoir de les garder alertes :

– Est-ce que la chaleur aide ? J'aimerais que vous répondiez tous. Respirez profondément. 

Les marins s'exécutèrent.

– A vrai dire... on dirait bien oui, répondit l'un d'eux en s'éclaircissant la voix.

– Vraiment ? dit Leonard en tentant de ne pas avoir l'air trop surpris.

– C'est comme si depuis tout à l'heure j'essayais de respirer de l'eau, puis qu'en la chauffant ça redevenait de l'air, expliqua le marin en mimant une main qui l'étranglerait puis lâcherait prise. »

Leonard était extrêmement soulagé. Il n'était pas sûr d'avoir trouvé une solution, mais même un sursis était une bonne nouvelle pour le moment. Les malades reprenaient un peu des couleurs et vinrent confirmer l'amélioration. Mais Travis, le plus grand et massif d'entre eux, restait inconscient. Leonard commençait à considérer la possibilité de faire bouillir de l'eau pour lui faire respirer de la vapeur chaude, et peut-être même de préparer une inhalation aux huiles essentielles. Avant qu'il n'ait pu se mettre à exécution, un soldat entra sans prendre la peine de frapper.

– Woolstone, sur le pont. Suivez-moi, récita-t-il d'une voix morne.

– C'est impossible, je dois traiter ces patients.

– Ordre du capitaine. Suivez moi, répéta-t-il, avant de froncer les sourcils en regardant les malades. À moins qu'il n'y ait une situation exceptionnelle dont je doive informer le capitaine ?

– Ces hommes... commença Leonard avant de se rappeler les menaces du capitaine. Ils ont besoin de … 

S'il parlait maintenant, Morgan aurait sa peau. Leonard savait de quoi le capitaine était capable face à l'insubordination. Il en avait entendu parler, il avait écouté toutes les histoires qui circulaient entre les marins, le soir dans la cale. Et même s'il avait su se conformer parfaitement au rôle de corsaire de la couronne, Leonard ne pouvait s'empêcher de voir l'ombre du pirate derrière Morgan. La solution intelligente était de suivre le soldat et de prévenir directement le capitaine de la situation. Après tout, aussi cruel qu'il fût, il ne voudrait pas qu'un marin ne meure. L'équipage entier serait mis au courant en un instant.

– Très bien, acquiesça Leonard en remplaçant tout de même une dernière fois le linge chaud sur le corps inanimé de Travis. Je serai de retour très bientôt, assura-t-il à ses patients. 

 

17 novembre 2016

ARTIE & LEO - CHAPITRE 1

Au cas où je ne vous aie pas personnellement passé le lien en expliquant quoi que qu'est-ce que qu'il se passe, ceci est une histoire de science-fiction, d'aventures, de pirates, de voyage, mais avant tout, d'amuûÛÛÛRRR.

Et ça va être LONG.

 


 

–  Il fait chaud, les femmes sont belles et dociles, il te suffit de posséder un champs et quelques travailleurs – ils en ramènent d'Afrique – et l'or tombe dans ta poche aussi vite que ce vin dans mon verre ! 

Le capitaine accompagna sa tirade d'un geste inutilement théâtral. Il vida la moitié d'une bouteille d'alcool dans son « verre » qui paraissait plus apparenté à une chope, voire à un pot de fleurs, qu'à tout autre type de récipient. Son audience semblait fascinée par ses paroles. Leonard suspectait que ces dernières n'allaient pas rester aussi éloquentes pendant bien longtemps. Il se demandait ce qu'il faisait là.

–  La Jamaïque ! C'est mon domaine. Le Roi a été intelligent en comprenant que personne ne connaît mieux l'île que moi et n'est mieux qualifié pour y faire régner l'ordre. 

Il y avait quatre autres personnes dans la pièce, en plus de Leonard et du capitaine. Tous des hommes d'au moins vingt ans ses aînés, qui riaient poliment à ce qu'ils entendaient, dans l'espoir de plaire. La tête pleine d'images de femmes exotiques et de montagnes d'or, ils cherchaient désespérément à entrer dans les bonnes faveurs de Henry Morgan, capitaine du navire, lieutenant gouverneur de Jamaïque, chevalier du Royaume Britannique... et, accessoirement, ex-pirate.

C'était le deuxième jour de leur voyage. Le capitaine avait appelé à sa cabine tout les hauts gradés : ceux qui savaient lire les cartes, les commandants, les conseillers. Leonard ne connaissait rien à l'armée ni à la navigation, mais c'était ce qu'il en avait compris. Il ne s'était néanmoins pas attendu à faire partie de la poignée de privilégiés. Apparemment, médecin militaire était un rôle suffisamment unique pour recevoir cet honneur. Leonard avait également attiré l'attention de Morgan de par son jeune âge. « Est-ce qu'on a vraiment l'expérience et la force de caractère pour recoudre des tripes, à pas vingt ans ? » avait-il dit en le rencontrant pour la première fois la veille.

La réponse était oui, mais ce n'était pas pour autant que Leonard avait choisi d'être là. Il avait eu bien d'autres ambitions en finissant sa formation. Ambitions n'entrant pas en adéquation avec la lettre signée du cachet royal lui ordonnant de donner un an de sa vie au service de sa Majesté. Leonard Woolstone n'avait pas envie d'être dans cette pièce avec toutes ces personnes, et il n'avait pas envie d'être sur ce navire qui filait vers un monde inconnu.

 

*

 

Les éléments les plus imprévisibles lors d'un voyage en mer sont les intempéries. Lorsque le vent tourne, on s'inquiète. À quoi va-t-on faire face ? Du crachin, quelques bourrasques, une averse, le déluge ?

Les marins n'avaient pas la prétention de pouvoir connaître et pressentir tous les bouleversements de l'océan, mais presque tous pensaient avoir vu la majorité des nuances de sa palette de couleurs. Le soleil s'était levé ce matin dans un ciel dégagé et avait glissé en une courbe gracieuse jusqu'à l'ouest, leur indiquant la route. Pas une fois, entre le rose des premières lumières et le rouge des dernières, avait-il été caché par un quelconque nuage. Jusqu'à ce que l'un d'entre eux eût semblé tomber du ciel.

Aucun des quarante et un hommes de l'équipage n'avait observé un tel brouillard. Son épaisseur bleutée empêchait de voir devant à plus de dix pas ; son odeur froide et métallique givrait les poumons de l'intérieur. Le navire, presque immobilisé, semblait entravé dans ses mouvements, comme si la mystérieuse brume lui opposait résistance.

Après un instant de mutisme devant une apparition si brusque, les premiers ordres commencèrent à fuser.

 

*

 

–  Gamin ? Gamin, hé ! Woolstone ?

–  Je suis là Travis, soupira Leonard en agitant une main devant le visage du marin.

–  J'verrais pas mes propres mains dans cette saleté de purée de pois. Maigre et pâle comme t'es, ça aide pas non plus. 

Leonard n'était pas offensé. Après le petit dîner en sa compagnie, le capitaine s'était lassé de lui, et Leonard avait rapidement compris que les matelots s'attendaient à une aide physique de sa part. Ils le considéraient comme un de leurs pairs : il n'était en aucun cas le supérieur de qui que ce soit. En réalité, son air jeune et inexpérimenté et ses cheveux soigneusement coiffés de côté en avaient fait automatiquement le subordonné de tout l'équipage.

S'il y avait une injustice dans cette pique, elle résidait plutôt dans le fait qu'après plus de six semaines de voyage et de dur travail, on pouvait difficilement encore le qualifier de maigre ou de pâle, ou deviner la blondeur de sa tête.

–  Qu'est-ce que tu veux ? C'était mon tour de sommeil. Tu m'as réveillé.
 C'est ce foutu brouillard, justement. Enfin, je crois. J'ai mal là-dedans, expliqua Travis en tapant sa poitrine pour illustrer ses propos. C'est comme respirer de la cendre. T'aurais pas une idée ou un truc aux plantes pour m'aider ? C'est toi le doc. 

Leonard était surpris que quelqu'un fît enfin référence à son rôle. Son sens du devoir de médecin semblait lui revenir comme s'il se réveillait d'un mauvais rêve. Il considéra le demi-géant mal rasé devant lui. Il semblait effectivement avoir du mal à respirer, toussant occasionnellement. Le jeune médecin fouilla dans sa poche et en sortit une paire de fines lunettes rondes. Il n'en possédait qu'un exemplaire et avait résolu de ne les utiliser que s'il était amené à examiner quelqu’un. Travail physique, air marin et verres fragiles ne font pas bon ménage.  

 

24 septembre 2016

Masque

TW général : [ sexe (langage explicite et offensant) / nudité / sang / violence / discrimination de minorité ]

+/- 1100 mots

 

Masque

 

Je me réveille et je fixe l'intérieur de mes paupières, immobile. À cinq heures, le réveil sonne : j'attends toujours qu'il sonne. J'ouvre les yeux. J'allume les lumières, me lève, foule la moquette épaisse jusqu'à la salle de bain. Je prends mon pénis et j'urine sur la céramique blanche des toilettes.

J'ouvre les volets. Il fait encore nuit, et je sais que quand je reviendrai ce soir, le soleil sera déjà couché. La voisine d'en face peut voir dans le noir, alors je ne me change pas devant la fenêtre. Une fois mon armure enfilée, je me dirige vers la porte. Une enveloppe est glissée dessous. Je lis : « J.LAURENT, appt 127 ». C'est ma logeuse qui demande le loyer. Je prends note mentalement : j'irai glisser moi-même une enveloppe avec l'argent sous sa porte, samedi à seize heures, quand elle fait ses courses, pour éviter son regard et les cadavres en décomposition.

Je vais travailler. Il y a peu de monde dans le métro, si tôt. C'est mieux pour moi. Mes poumons sont comprimés contre mes côtes, alors je leur épargne l'air tiède et caféiné que ventilent les milliers de bouches de la foule aux heures de pointe.

J'arrive toujours le premier, personne ne s'en rend compte. Ce matin, je mets en page des photos de lavabos. Lavabo de cuisine, lavabo de salle de bain, lavabo blanc, lavabo gris, double lavabo. Je place aux bons endroits les bribes de texte vantant esthétisme et fiabilité.

- Bonjour J...Joseph, me lance ma collègue en apparaissant derrière moi alors que je couvrais de louanges un lave-main au ''faible encombrement'' et au ''look résolument moderne''. 

Marie-Christine est une personne très menue, plus petite que moi. Cependant, chez elle, tout semble vouloir prendre de la hauteur : ses jupes, ses pommettes, ses mains qu'elle garde toujours au niveau de sa poitrine. C'est comme si elle craignait les égarer. Elle vient souvent me proposer de prendre un café à la machine avec elle, soit pour assouvir sa curiosité, soit pour que je lui donne de l'aspirine. Elle sait que j'en ai toujours. C'est pour les abeilles.

Comme elle est debout dans mon dos, je suis assez près pour les entendre. Le bourdonnement est entêtant et couvre presque sa voix fluette :

- Est-ce que je peux te payer un café ? J'ai un peu mal à la tête. Je pensais prendre l'air, et si, par hasard, tu as de l'aspirine...

J'accepte.

- Merci Ja...Joseph, me répond-elle en prétendant buter sur le nom. 

 

J'essaye de mettre ça sur le dos des abeilles, mais je connais la vérité. Ces insectes-là aiment faire leur ruche dans les recoins sombres. Je prends mon café noir avec un sucre, Marie-Christine aime du lait dans le sien. Elle prend l'aspirine avec. Immédiatement, elle se met à sourire et m'assure qu'elle va beaucoup mieux. J'écourte la conversation. Je crains toujours qu'une des abeilles qui lui sillonnent le visage et lui sortent d'entre les lèvres me choisisse comme nouvel hôte. Le vrombissement ne se calme jamais. On ne soigne pas ces choses-là avec de l'aspirine.  

Lavabo rouge, lavabo bleu, lavabo métallique, lavabo à grande vasque.

Vers midi trente, mon estomac vide se fait presque douloureux. Depuis que j'ai commencé les injections, j'ai plus souvent faim. Je ne réussis cependant toujours pas à avoir d'apétit le matin, je me lève trop tôt.

Aujourd'hui, j'irai manger sur les marches, devant la tour. Peu de personnes choisissent de déjeuner sur les tables blanches de la cafétéria. Il y a Marie-Christine, ses abeilles, et M.Valence, mon patron. Il avale des billets par liasses. Les milles et les cents sont empilés jusqu'au plafond. Un filet d'encre et de salive lui coule sur le menton.

J'ai pris un sandwich oeufs-thon-crudités. Je me suis assis sur ma marche préférée. J'ai à peine eu le temps de prendre une bouchée quand il décide de m'appeler. Je l'avale tranquillement avant de décrocher.

« Mon cœur, me dit-il, tu me manques.

- Qu'est-ce que tu veux ? Je demande.

- Ta voix a changé.

- C'est normal.

- Tu sais, je t'aime. Même comme ça, je t'aime.

- D'accord.

- J'étais surpris au début, mais moi aussi j'ai changé. J'ai compris que les choses n'étaient pas si différentes. Je suis toujours attiré par toi.

- Ça fait deux mois.

- Finalement ça m'excite même un peu. C'est comme dans les films pornos, ces filles qui réservent un petit secret, un truc en plus dans leur culotte en satin.

- Je ne t'aime plus.

- J'avais déjà fait des rêves ou je leur arrachais leur déguisement et je pénétrais leur petite entrée serrée avec ma bite bien dure.

- J'ai du travail.

- Je comprends que tu dois avoir des envies sexuelles un peu particulières, mais ça m'est égal, je te ferai tout ce que tu veux. Je te laisserai me chevaucher et te sucerai sagement les tétons. Tu pourras porter ce que tu veux.

- Bonne journée. »

Je finis mon sandwich.

Je rentre chez moi tard, dans un métro vide. Quand j'entre dans mon appartement, j'arrache tout. L'armure, ma peau, quelques cris. Je suis nu. Il fait froid. Je me sens sale. J'hésite à prendre une douche brûlante, mais il y a un miroir dans ma salle de bain.

Quand je suis debout, là, je peux écouter les sons ambiants. Le craquement du parquet dans l'appartement du dessous, le murmure de mon réfrigérateur, mon propre souffle. Je regarde devant moi et mon corps est un roc. C'est une statue de bronze, c'est une planche en bois, c'est une cascade furieuse, c'est celui d'un ange. Je me sens fort, mais pas assez pour me confronter au reflet, à la peau blanche, aux masses tombantes d'avoir été trop contraintes. Le vide, le lisse, le rond, l'étranger. Je ne pourrais pas fermer les yeux.

Je laisse glisser mon regard vers la fenêtre. Deux iris jaunes transpercent l'obscurité. J'ai peur. La voisine d'en face peut voir dans le noir. J'avais oublié. Qu'ai-je fait ?

 

Quand ma logeuse me trouvera, je baignerai dans mon sang. Je me serai battu. Mais ils sont plusieurs, et je suis vulnérable.

Elle prendra la lettre contenant l'argent du loyer, signée Joseph Laurent. Elle appellera les secours, par principe. Elle n'aura pas peur de moi. Elle connaît les cadavres.

On parlera de mon secret et de mon mensonge. On rira de ce que l'on trouve chez moi : mon pénis, les seringues, mon armure. On parlera d'une autre pour parler de moi.

Et tandis que mon corps et mon foie et mes intestins sont crevés et lacérés, je pense aux yeux jaunes, et aux cadavres en décomposition, et aux abeilles, et aux billets, et au sexe ; et je me sens seul, si seul, et pourtant sans regret d'avoir porté sur mon visage ce qui était empreint dans mon cœur ; et je me dis que moi, au moins, aucune bête galeuse et tordue ne vivait derrière mes sourires ; je me dis que je me suis battu, que je n'ai pas abandonné ; je me dis que la moquette moelleuse et douce de mon appartement n'est peut-être pas le pire endroit où mourir, finalem- 

 

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  • Si je peux faire rire mes amis avec des histoires de pirates de l'espace, c'est bien. Si je peux mettre terriblement mal à l'aise des inconnus, c'est bien aussi. Sometimes I write in "Shakespear's language"
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